En 1993, Phare est introduite par le SIPAR, une ONG qui s’occupe de lecture, auprès du ministère de la Culture cambodgien. Dès lors, toutes les démarches pour aboutir à un protocole se passent très bien, et très vite. Et à partir du moment où ce protocole est signé, en août 1994, la recherche du lieu, l’achat du terrain et la construction du centre peuvent commencer… Véronique Decrop nous en fait le récit.
« Avant que les camps ne soient totalement vidés de leurs occupants, après la signature des accords de paix et la mise en route du rapatriements des réfugiés, je me suis rendue au Cambodge pour me rendre compte de ce à quoi les rapatriés avaient à faire face. Je voulais surtout voir comment ceux de mes élèves qui étaient déjà partis négociaient leur retour au pays – pays qu’ils connaissaient à peine pour la plupart.
En 1992/1993, alors que les accords de paix étaient enfin signés, bien peu de réfugiés se réjouissaient de rentrer au Cambodge. Ils savaient que cette paix au rabais était due bien davantage aux pressions internationales qu’au mérite de leur résistance. Ils savaient aussi que leur pays ne leur ferait aucune place. Les biens qu’ils avaient perdus étaient perdus pour toujours, sans dédommagements. De façon très significative, alors que les Nations Unies prévoyaient l’octroi d’un lopin de terre pour chaque famille dans la formule de réinsertion, cette solution a vite tourné court quand l’organisme international a constaté que les terres vendues par les autorités cambodgiennes étaient les terres minées. La seule option possible ne fut plus alors que la maigre somme de 50 $ par adulte et 25 $ par enfant pour repartir dans un pays qu’ils avaient quitté depuis douze ou treize ans.
Je me suis donc jointe au convoi, organisé conjointement par l’UNBRO et la Croix Rouge Internationale, qui ramenait les grands handicapés à l’hôpital de Battambang – deuxième ville du Cambodge que beaucoup de réfugiés choisissaient pour sa proximité avec la Thaïlande. Ils voulaient se garder la possibilité de fuir au cas où…
J’ai ensuite quitté le convoi pour tâcher de retrouver le plus grand nombre possible de mes élèves. Certains étaient encore dans les camps de transit créés au Cambodge pour remplir le rôle de sas avant le grand saut dans l’inconnu. Les réfugiés restaient dans ces camps entre une semaine ou deux, ce qui leur permettait de retrouver de la famille ou de réfléchir à un plan de démarrage pour cette nouvelle vie. Après Battambang, j’ai continué mon périple avec deux de mes élèves que j’avais retrouvés dans les camps de transit : Iao et Thouk. Nous avons traversé le pays jusqu’à la frontière vietnamienne, au sud du Cambodge. Ce que je voyais confortait ce que je savais : la réinsertion serait une épreuve terrible, une épreuve de laquelle beaucoup, de fait, n’ont pu se sortir. Ceux qui avaient de la famille bénéficiaient d’un avantage mais, après une courte période, l’avantage se retournait contre eux : être un poids nouveau pour des familles pas toujours très solides ne pouvait pas durer longtemps.
En revanche, il est devenu évident que ceux qui s’en sortaient le mieux étaient ceux-là même qui avaient bénéficié des programmes de formation mis en place par les Jésuites. L’éducation était la meilleure arme pour aborder une nouvelle vie, c’était même la seule réponse vraiment solide à la réalité précaire et sans avenir de ces treize années de camp. Certains ont trouvé des postes dans les ONG officiant au Cambodge, d’autres se sont placés dans des entreprises locales.
Partout où j’allais dans cette traversée du Cambodge, je faisais passer le mot que je mettrais bientôt en place un projet de Centre artistique à Battambang et que ceux de mes élèves qui en feraient le choix pouvaient me rejoindre. Le bouche-à-oreille marche au Cambodge bien mieux que la Poste, et j’ai vu défiler dans la maison que j’avais louée pour notre petite équipe un grand nombre de mes anciens élèves. Avec ceux qui ont voulu tenter l’aventure, nous avons mis en place notre programme.
Le challenge était de renverser une situation qui assignait aux réfugiés l’humiliante et désespérante position de perdants. Il s’agissait de retourner au Cambodge la tête haute, en offrant nos services et nos savoir-faire aux plus pauvres, et non pas la tête basse en quémandant les restes d’un pays qui en avait peu. Je ne voulais à aucun prix que mes élèves adoptent une position de victimes pour s’y enfermer.
Je suis donc arrivée début 1994 à Battambang, accompagnée de Lao et de Thouk. Nous avons d’abord cherché, puis trouvé, une maison et les « volontaires » sont arrivés (une douzaine au total, cf. l’article « Que sont-ils devenus ? » sur le site). Les dessinateurs sont retournés à leur planches à dessin, et Iao et Thouk m’ont assistée dans les multiples tâches que nécessitait la création d’un centre artistique.
La première fut de trouver un terrain. Je le voulais dans un quartier pauvre de Battambang. Au bout de deux à trois mois de démarches, j’ai acheté en septembre 1994 une rizière d’environ un hectare qui répondait aux critères.
Acheter une rizière offre un avantage certain, celui du prix, mais ensuite les choses sérieuses commencent. La nôtre était sous 50 cm d’eau en saison des pluies. Il a donc fallu trouver quelques 5000 m3 de terre pour tirer le terrain hors d’eau. C’est un sacré casse-tête de trouver autant de terre quand on n’a pas de budget pour l’acheter. Il nous a fallu grappiller de tous les côtés : 700 m3 en creusant le réservoir d’un voisin, 450 chez un autre, 600 pour creuser un canal d’irrigation, 1500 encore chez un autre voisin… On finit par chercher la terre partout où on passe…
Les travaux de remblaiement ont commencé en décembre 1994 et se sont étirés jusqu’en août 1995.
Je ne connaissais rien aux problèmes concrets de la construction, et cela aura été pour moi l’occasion de découvrir les multiples facettes de ce beau métier. Après le remblaiement, il faut tasser la terre pour que les bâtiments reposent sur un terrain solide. Dans l’idéal, il aurait fallu attendre au moins un an ou deux pour que la terre se tasse d’elle-même avec les saisons des pluies. Nous n’en avions pas le temps : nous avons tassé comme nous avons pu avec des rouleaux compresseurs, et la construction a pu commencer quelques mois plus tard.
La construction des bâtiments a commencé en mars 1995 : le bâtiment principal dédié à l’enseignement (20 m x 12 m sur deux niveaux), deux maisons d’habitation pour l’équipe (10 m x 8 m sur deux niveaux) , une cuisine et un bâtiment pour le stockage du matériel…
En décembre 1995, une première tranche de travaux étant terminé, le mobilier achevé lui aussi et les plantations en route, nous avons ouvert l’école avec trois disciplines :
– dessin/peinture ;
– chant choral ;
– bibliothèque enfantine.

Rin Houet, « Ouverture de l’école », mine de plomb, décembre 1995
Ouverture dès fin 1995 des trois cours de dessin avec quatre professeurs à mi-temps : Sareth, Bandol, Lao et Vutha (plus un autre un peu plus tard : Ssieun). Leurs élèves ont alors l’âge qu’ils avaient eux-mêmes en 1986 quand ils sont entrés dans mon cours à Site 2. La moyenne journalière par cours est de 70 élèves.

Rin Houet, « cours de dessin » observation mine de plomb, Battambang 1996

Rin Houet, « Match de foot », observation mine de plomb, Battambang 1996
Ouverture du cours de musique et chant choral avec une moyenne journalière de 60 élèves.
Ouverture de la bibliothèque enfantine début 1997 avec une moyenne de 60 enfants.
Parallèlement aux enseignements, nous n’en avions pas fini avec les travaux. L’expérience nous avait montré que l’état du chemin d’accès (long de 630 m) était un gros handicap : grandes difficultés d’accès pendant la saison des pluies qui se transformaient en impossibilité complète pour tout véhicule dès les premières inondations. Aucun chantier d’importance ne pouvait donc être entrepris pendant cette période. La réalisation des toilettes de l’école avait dû être reportée pour cette raison. Il a donc fallu faire de la réhabilitation de la route la première des priorités au détriment de l’ouverture des nouveaux cours prévus : cirque (une matière qui me semblait pourtant en quelque sorte « faite pour les Khmers »), musique traditionnelle et danse.
La réfection de la route a été un chantier lourd et long, qui s’est déroulé entre 1996 et 1997. De nouveau, il s’agissait de trouver de la terre par tous les moyens, mais autant que faire se peut sans bourse délier. Nous n’avions pas de budget pour cela. Certaines ONG ont débloqué des fonds ou d’autres, tel le World Food Program, des stocks de nourriture pour payer les ouvriers. Les villageois qui n’envisageaient nullement de payer leur quote-part (Phare étant en bout de route !), après de longs et pénibles rapports de force, ont fini par mettre au pot et se sont mis aussi au travail pendant quelques jours. Et la route, un jour, a enfin été finie. Elle n’aura coûté à Phare qu’un dollar quarante. Ce qui me fut une véritable satisfaction !
Le grand avantage d’une toute petite structure comme Phare, avec seulement des financements modestes accordés par des associations, a été d’être totalement libres de la répartition de nos fonds. C’est ainsi que nous avons été en mesure d’acheter un terrain et de construire une école. Ce qui est très rare dans le monde des ONG, les financeurs refusant généralement de voir leurs subventions partir dans l’achat d’un terrain. Ils imposent la location, mais les loyers au Cambodge ont suivi une courbe exponentielle au fur et à mesure du développement du pays. Phare est propriétaire, et cela lui assure une certaine stabilité (qui n’est cependant pas suffisante : l’école étant gratuite, il faut toujours trouver les fonds qui permettront aux programmes de se poursuivre). Nous avons une terre sous nos pieds ! Et cette situation n’a été possible que grâce à nos fidèles soutiens : d’abord, Terre des Hommes Suisse qui nous a suivis depuis le début dans les camps avec la réalisation du livre jusqu’aux premières années au Cambodge ; ensuite le CCFD, fidèle depuis le début du programme au Cambodge et jusqu’à maintenant. Il y a eu d’autres petites structures, pour des aides plus modestes et ciblées dans le temps. Qu’ils en soient toutes et tous remercié-e-s !
Mais une petite structure a aussi ses inconvénients : la somme de travail à effectuer pour des équipes qui se réduisent fatalement comme une peau de chagrin. Absorbée par les chantiers interminables je n’ai pas bien pu accompagner les jeunes professeurs dans leurs premiers pas d’enseignants. Ils ont du se débrouiller seuls, et cahin-caha. Qui plus est, j’ai du écourter ma mission au Cambodge pour des raisons de santé. Et passer le relais à une autre ONG, Enfants Réfugiés de Monde, chargée d’ouvrir les activités en suspens et d’accompagner ma jeune équipe dans ses premiers pas de responsables. J’ai quitté le Cambodge fin 1998.
En 2001, je suis revenue pour fonder avec mon équipe l’association locale : Phare Ponleu Selpak (PPS). J’avais pu constater alors que le centre s’était développé, les activités s’étaient multipliées, l’expression artistique affirmée. Il était comme un grand cœur qui battait, attirant à lui les espoirs et les énergies, et rayonnant sur le quartier et bien au-delà, à l’international. L’espoir avait tenu ses promesses, mes élèves étaient devenus semeurs comme je l’avais été auprès d’eux. Et j’ai ressenti un profond sentiment de gratitude vis-à-vis du Père Pierre qui avait fait de nous des acteurs. »