Rester debout !

Du génocide khmer rouge au centre artistique de Battambang en passant par les camps de réfugiés.

Phare, c’est à l’origine une expérience de restauration de soi-même par le dessin qu’ont vécue, à la fin des années 1980, des enfants cambodgiens après quatre années de mort et de destruction khmère rouge, l’échec de la résistance face à l’occupation vietnamienne et l’enfermement des camps. Elle a donné naissance, au début de la décennie suivante, à la mise en place d’un centre artistique, aujourd’hui l’un des plus importants du Cambodge.

Cette expérience est relatée à travers :

Durant les sept années du cours de dessin à Site 2, 90 enfants, âgés de 10 à 16 ans, ont inlassablement fouillé et approfondi leur expression personnelle. Ils ont, par leurs dessins, recréé le pays de leurs rêves et de leurs terreurs, le Cambodge disparu et celui à retrouver. Avec une sensibilité artistique étonnante, ils ont su mêler leurs drames individuels avec le destin de tout un peuple.

Près de trente ans plus tard, cette démarche n’a rien perdu de son actualité. À l’heure où le phénomène des réfugiés devient de plus en plus préoccupant à travers le monde, l’histoire des enfants du camp de Site 2 vient nous rappeler cette leçon universelle : l’expression artistique constitue une voie privilégiée pour témoigner de l’histoire – aussi bien l’histoire personnelle que celle, plus large, de tout un peuple – et conserver, au milieu des pires tourmentes, son intégrité et sa dignité d’être humain.

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Seng Sophearoat, 10 ans, « Le temple d’Angkor », Site 2 1987

Cette aquarelle est étonnante. Roat l’a faite au cours de sa « période jaune ». Le temple  d’Angkor, qu’il n’a jamais vu si ce n’est sur les représentations extrêmement détaillées qu’en faisaient les artistes de Site 2 : toujours la même vue reproduite par système de quadrillage, un temple d’Angkor resplendissant dans des couleurs « chromos » au soleil levant.. Mais Roat, lui, le représente sur fond de soleil couchant et c’est déjà presque un sacrilège : le soleil ne se couche pas sur Angkor, il se lève !  Il le fait basculer sur la ligne d’horizon,  transforme les tours en obus (c’est encore plus clair pour les parties qui sont déjà dans la chute – celles dans l’autre moitié gardent encore du relief), et plonge la tour centrale dans une grande ombre noire. Mais dans tout ça, il ménage une toute petite porte blanche qui figure l’espoir mais dont on se sait pas l’avenir.  En une seule image, il a réuni à la fois son expérience de vie et celle de son pays !

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Ham Pich, 11 ans, « l’Année prochaine à Phnom Penh », Site 2 1987

Pich est resté de longs mois sur cette petite série ou plutôt sur la première image qu’il recommençait indéfiniment mais de plus en plus dégradée. On remarque dans cette aquarelle un ciel jaune, une île desséchée à droite – c’est le camp – et toute la vie: oiseaux, végétation, bateau sur la partie droite. entre les deux un couple d’arbres.
Puis au bout d’intenses et patients efforts, il a réalisé la 2e aquarelle. On remarque que le ciel redevient bleu, la partie sous la ligne d’horizon prend les couleurs ocres de la terre, les barrières s’ouvrent, la végétation s’enracine : comme si la réalité retombait sur ses pieds.
Enfin, lors d’un départ en France il m’a offert la 3e aquarelle. C’était à la fois la destination qu’il me souhaitait, une France qui aurait ressemblé au Cambodge, et la destination qu’il se souhaitait à lui-même et à tous les réfugiés (Il lui faudra attendre encore 6 ou 7 ans pour voir son rêve réalisé !)
 

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Paily, 12 ans, « Le camp », Site 2 1987

 
 
Les enfants aimaient le camp et pourtant Paily représente le camp comme un espace sans ouverture : ni dans les barrières, ni dans les maisons, pas de fenêtre ni de porte… et la route qui file droit jusqu’au point de fuite, il la bouche avec un arbre qui verrouille le réel comme la clé dans une serrure. Quand il a fait ce dessin, les camps étaient déjà installés en Thaïlande depuis deux ans : de camps de résistance à l’occupation vietnamienne, ils devenaient déjà des camps de l’attente, des camps de réfugiés.
 

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Sophein, 13 ans, « Les serpents volants », Site 2 1990


 

Au début du cours de dessin en 1986, les enfants, pour exprimer l’avenir qu’ils se souhaitaient  utilisaient des symboles. C’étaient :  l’île pour figurer le camp, le bateau pour retourner au Cambodge, le couple d’arbres pour parler du couple parental… Leurs dessins étaient encore ancrés dans la réalité.

Par la suite et petit à petit, ils ont décroché de la réalité en même temps que les camps perdaient leur vocation de résistance avec l’espoir d’une victoire possible,   pour devenir  des camps de l’attente sans fin et sans espoir en territoire thaïlandais. Pour « quitter » le camp les enfants n’utilisaient plus le symbole du bateau mais les fantasmagories les plus variées : ballons, animaux volants… Mais bientôt le rêve, de plaisant dans les premiers temps, devenait le plus souvent  angoissé et torturé.

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Ces dessins et beaucoup d’autres – la collection de Phare se monte à plus de deux cents cinquante tableaux –  ont jeté les bases d’un livre (« Voyage dans les rêves des enfants de la frontière », 1988), puis d’un film (« Ombre et lumière », 1992). Lors de la réouverture du Cambodge, Véronique Decrop a fait le choix de revenir avec ses élèves dans leur pays pour créer le Centre artistique de Battambang, devenu depuis l’un des foyers artistiques majeurs du pays, et de notoriété mondiale dans de nombreuses disciplines (dessin et animation, musique, cirque, théâtre…).

2 réflexions sur “Rester debout !

  1. Je viens de prendre du temps pour découvrir ce fameux site auquel tu viens de consacrer bien plus que ce temps, d’efforts, d’énergie,d’amour, Véronique ! Félicitations, le résultat est magnifique autant que passionnant et ce temps pris se transforme en temps « cadeau »,et pour ce cadeau bouleversant je te dis « merci » et m’empresse de le partager avec d’autres .
    cuicui

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  2. Je suis encore empli d’émotions après la lecture du site… pourtant je connais bien l’oeuvre de Véronique Decrop à Battambang. Ce merveilleux village d’artiste, aujourd’hui meilleur centre artistique du Cambodge, initié par son action avec les enfants de réfugiés de combattants Khmers, parqués dans des camps sur la frontière Thaïlo-Cambodgiennes durant ces trop longues années de paix vietnamienne. Qui pouvait croire à son idée, basée sur un concept Social-Art pour la reconstruction de ces enfants de damnés, victimes de l’idéologie assassine des Khmers Rouges? Si ce n’est un « Juste », le père Pierre Ceyrac. Cette aventure humaine doit être un fabuleux message d’espoir à tous ces enfants de migrants qui n’ont souvent que cela à se mettre sous la dent. Moi qui n’ait été toutes ces années qu’un touriste ébloui à chacun de mes voyages là-bas, j’ai décidé de faire connaître cette histoire à ma manière, et j’appelle tous les acteurs, les fondateurs que Véronique Decrop, fondatrice de Phare Ponleu Selpack en 2001 a reconnus comme tels, de bien vouloir répondre à mes questions lors de mon prochain séjour fin décembe à Battambang. A très bientôt.

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