Hommage au père Pierre Ceyrac

En 1986, il a fallu la clairvoyance et la liberté d’un personnage comme le Père Pierre Ceyrac pour m’inviter à ouvrir un cours de dessin à Site 2 et lancer ainsi une activité qu’aucune nécessité ne semblait exiger. Sans lui, rien n’aurait pu démarrer, et rien n’aurait jamais pu prendre sens. L’histoire de Phare, je veux donc l’ouvrir par un témoignage-hommage à ce grand homme.

Le père Ceyrac est mort en Inde le 30 mai 2012. Lors de la cérémonie d’adieu à l’église Saint-Sulpice, à Paris, le 14 juin 2012, témoigner de ce qu’il avait représenté pour moi allait de soi. Ce premier mouvement partait du désir de rendre hommage au Père Pierre. Lui dire merci pour tout ce qu’il était, pour tout ce qu’il avait fait pour moi. D’autant plus que, de son vivant, à chaque fois que j’ai essayé de lui dire merci, il coupait court.

Ce texte ne s’adresse donc pas à lui. Alors, la question du « pourquoi l’écrire ? » reste entière !

Pour moi, il s’agit d’abord d’exprimer ma reconnaissance de manière publique puisqu’il n’était pas possible d’en faire une affaire privée. Ensuite, de témoigner de la puissance d’un engagement aussi absolu que celui du Père Ceyrac et de son effet démultiplicateur sur ceux qui ont eu le privilège de faire partie de son entourage, C’est donc un message d’espoir. 

En 1980, le Père Pierre Ceyrac, après 43 ans passés en Inde au service des plus pauvres, et à la demande de son supérieur provincial, arrive pour une mission ponctuelle dans le camp de transit de Phanat Nikhom, près de Bangkok, en Thaïlande. À ce moment-là, la tragédie du Cambodge ouvre une nouvelle page de son histoire. Les Khmers Rouges sont chassés du pays par l’invasion vietnamienne. Les Cambodgiens arrivent en masse sur la frontière Thaïlande/Cambodge. Une partie d’entre eux cherchent un pays d’accueil, ils sont regroupés dans le camp de transit près de Bangkok. Six mois plus tard, sa mission accomplie, le Père Pierre demande au supérieur général de la Compagnie de Jésus, Pedro Aruppe, à être envoyé dans les camps de réfugiés cambodgiens sur la frontière.

J’ai rencontré le Père Pierre pour la première fois en Inde, en 1974. Je ne l’ai revu que bien des années plus tard, en 1985 sur la frontière Thaïlande/Cambodge, dans les camps de réfugiés, alors que j’avais été embauchée en tant qu’administratrice pour Handicap International. A la fin de mon contrat, le Père Pierre me proposait d’enseigner le dessin aux enfants dans son équipe enseignante de l’ONG thaï COERR (Catholic Office for Emergency Releaf and Refugees).

Photo Nicolas Pesnel

De 1986 jusqu’à la fermeture des camps en 1993, j’ai donc eu la chance de travailler dans l’équipe du Père Ceyrac. Sa conception de la coordination était à l’exact opposé de celle dont j’avais fait l’expérience avec Handicap International. Il ne s’agissait plus de « barder de contrôles » le malheureux expatrié, forcément habité par le projet d’en faire le moins possible. Avec le Père Pierre, c’était tout autre chose : il ne s’occupait aucunement des détails, seul l’intéressait l’essentiel. Pour autant, il « mettait la barre très haut » par son exemple. Ses déclarations étaient toujours courtes : il avait posé une fois pour toutes que les meetings mensuels de l’ONG ne devaient pas dépasser une heure, et il s’y tenait. C’est drôle quand on songe au fonctionnement des autres ONG, pourtant toutes beaucoup plus petites que COERR : celles-ci multiplient les meetings – jusqu’à plusieurs fois par semaine – ces séances interminables, engluées dans l’anecdotique, où chacun a à cœur de parler de n’importe quoi pour prouver qu’il travaille comme un forçat.

Le Père Pierre était lumière et liberté. C’était merveilleux de travailler avec lui car nous avancions en toute liberté. Nous étions encouragés à entreprendre, avec tout ce que cela comporte de risques, d’impasses possibles, mais aussi de voies fructueuses. Le pouvoir lui était tellement étranger qu’il était démuni face aux stratégies de pouvoir qui le visaient lui. Travailler avec lui, ce n’était pas seulement une chance, c’était un privilège.

Il y a une anecdote qui le décrit très bien : tous les mois, les Nations Unies, qui avaient en charge la gestion des camps sous les directives des unités paramilitaires thaïlandaises, organisaient un meeting avec les coordinateurs de toutes les ONG. Le thème de l’une de ces rencontres était : « Quel est votre programme et quels sont vos problèmes ? » A chacune de ces questions, chaque coordinateur apportait de longs et pesants développements mais, quand est arrivé son tour, le Père Pierre a dit : «  Moi, je n’ai pas de programme et je n’ai pas de problème ! » Je crois que les participants sont restés sans voix !

Une autre anecdote illustre bien la conception qu’il avait de la coordination. Un jour, dans un mouvement de colère, l’un des responsables des Nations Unies lui avait lancé : « Votre équipe est un troupeau de missiles incontrôlables ! » Et lui, ravi, de raconter l’histoire à qui voulait l’entendre en commentant : « On ne m’avait jamais fait un compliment aussi sincère!»

Le Père Pierre nous répétait qu’il fallait viser l’être, et non le faire. Mais cela n’était certainement pas une invitation à ne rien faire ! Nous ne pouvions avoir aucun doute sur le sujet : avec lui, il n’y avait ni samedi, ni dimanche, ni jours fériés… Il était toujours aux côtés de ceux dont il avait fait sa cause : les réfugiés. Comme le dit Marguerite Duras, « il n’y a pas de vacance à l’amour ». Pour le Père Pierre, c’était une réalité.

A Site 2, à la Pagode

Par son engagement total, par sa lumineuse présence, par son soutien sans faille à tous ceux dont il avait pris la charge (les réfugiés et les membres de son équipe), il donnait envie de relever le défi.

Alors que je n’avais pas abandonné un seul de mes jours de congé quand je travaillais avec Handicap International, j’oubliais de plus en plus de prendre les repos et récupérations auxquels j’avais « droit ». Peu à peu, mon cours de dessin et mes petits élèves sont devenus ma seule obsession.

Malheureusement, autour des années 1990/91, le directeur régional de JRS (Jesuit Refugee Service) décidait que le Père Pierre avait fait son temps et que la coordination devait désormais être assumée par un jésuite plus jeune. Le remplacement du Père Pierre au poste de coordinateur fut une décision catastrophique. Nul n’est prophète en son pays ! Les jésuites n’ont pas toujours reconnu le Père Pierre pour ce qu’il était. 

À partir de 1990, les camps ont perdu leur rôle de vitrine de l’affrontement Est/Ouest dans le contexte de la Guerre froide et ont bientôt été considérés comme un bourbier. Parmi les ONG, le discours sur la frontière a lui aussi changé de façon brutale. Les réfugiés ont désormais été vus non plus comme des résistants, mais comme des otages entre les mains des dirigeants de la Résistance cambodgienne et comme des réfugiés économiques. C’est ainsi qu’après avoir « perdu la terre sous leurs pieds » quand les camps se sont implantés définitivement en Thaïlande, le sens de leur présence perdait celui de la noblesse de la lutte.

Je me rappelle d’un commentaire du Père Pierre au cours de ces années : « On peut dire que Site 2 est l’endroit du mal. Cela a été dit et cela a été écrit. Mais c’est aussi l’endroit de la grâce et de la beauté, qui est plus sensible que partout ailleurs. En dépit d’une toile de fond faite d’angoisse, d’inquiétude, de souffrances, de cauchemars du passé, d’incertitude pour l’avenir, il y a une grandeur humaine qu’on ne trouve guère ailleurs, je crois. » En disant cela, il répondait aux affirmations péremptoires qui se répandaient et qui  sortaient notamment de la bouche de responsables de l’UNBRO (Border Relief Opération for United Nations). Pour moi, l’évidence du « mal » venait plutôt de cette trahison que vivaient les camps de résistance. On les poignardait dans le dos avec les meilleures intentions du monde : il s’agissait prétendument de « protéger » et de détacher les populations otages de leurs représentants qu’on disait alors corrompus. C’est dans ce contexte qu’on a retiré au Père Pierre son poste de coordinateur et, comme pour la Résistance, le discours sur le Père Pierre a changé presque du jour au lendemain. Était-ce un hasard ou une volonté consciente de se débarrasser d’une parole incontournable vantant la réalité et la beauté de la Résistance ?

À partir de ce moment-là, le Père Pierre est resté sur la frontière, mais sans fonction officielle ou comme simple aumônier auprès des catholiques du camp. Ce qui, bien sûr, était lui retirer la chaire d’où il pouvait énoncer une parole légitime. Pendant des années, il avait réussi à tenir en respect toutes les ONG et toute parole irrespectueuse vis-à-vis des réfugiés (il avait quelque chose du dompteur de fauves, mais un dompteur sans fouet et sans cravache, avec pour seule arme son grand sourire et sa lucidité bienveillante).

Proche et solidaire de chacun, dans la tragédie comme dans la joie, le Père Pierre était pourtant dégagé de toute dimension fusionnelle possible. Il s’engageait sans confusion. C’est très mystérieux cette capacité qu’ont les grands saints d’être si proches sans tomber dans la promiscuité affective. Je crois qu’ils ont développé un autre niveau de l’être. Au-delà des catégories définies par la psychanalyse du moi, du surmoi et du ça. Une autre dimension, à la fois limpide et mystérieuse, celle de l’âme j’imagine, arrivée à ce point de surplomb où elle gouverne les trois autres instances.

Dans ses discours, le Père Pierre insistait toujours sur la beauté et la noblesse des réfugiés. Il disait : « Si vous voulez parler d’eux, alors montrez leur grandeur et leur dignité. Pas leur misère. Et si vous tenez à les aider, faites-le avec respect, avec amour. Sinon, ne faites rien ! Sans respect, sans amour, vous n’avez rien à leur apporter. Au contraire, vous avez beaucoup à recevoir d’eux… Les réfugiés, vous allez les voir. Vous allez découvrir leur beauté, leur dignité. Voir uniquement leur misère matérielle, c’est une attitude de riche, de colonialiste. Il ne faut pas oublier la beauté des choses, des gens, sinon on s’aigrit ! Chaque personne est un chant. »

Le Père Pierre était très humble. Quelle force extraordinaire que l’humilité ! En mai 2012, alors que je m’étais rendu en Inde pour lui rendre un ultime Adieu et que le Père Pierre vivait la dernière étape de sa vie, il m’en donnait encore un exemple bouleversant. À 98 ans, alors que son corps l’abandonnait de toutes parts, il alternait de longs moments de semi-conscience où il s’enfonçait en lui-même. Puis il re-émergeait, reprenait contact avec son entourage. Parlait. Demandait l’heure pour se désoler de tout ce temps perdu, à ne rien faire. Et quand je lui disais qu’il avait tant fait et qu’il pouvait se reposer, il répondait invariablement : « J’aurais pu faire davantage ». Pour se reprendre encore et dire : « Non, j’aurais dû faire davantage ».

Et puis, il m’a fait un dernier cadeau. Lors d’un échange où nous parlions de la mort (ou bien de l’attente qui lui semblait sans fin, je ne sais plus bien), je lui ai dit : « Je vais prier pour vous ». Il m’a dit : « C’est bon ça. Il faut prier les uns pour les autres. Tu sais, on va faire ça, prie pour moi et moi je prierai pour toi. » J’étais ravie de la bonne affaire ! 

La dernière image que je garde de lui, c’est assis dans sa chaise roulante, émergeant de ces longs moments de semi-conscience et immédiatement saisissant la barre du patio pour se remettre debout. Un vieux lutteur accroché au ring, jusqu’au bout, jusqu’à la fin, toujours debout, toujours prêt à repartir.

Le Père Ceyrac, en Inde, un mois avant sa mort.

 

« Et si quelqu’un autour de nous vient à manquer  à son visage de vivant,

Qu’on lui tienne de force la face dans le vent »   

Saint John Perse

3 réflexions sur “Hommage au père Pierre Ceyrac

  1. Ma chère Véronique;
    Bravo, pour ton site !
    Je lis avec émotion nostalgie et beaucoup d’amour ton témoignage sur le Père Ceyrac et je t’en remercie, je suis dans un espace de coworking, je prends le temps de leur montrer ton site, leur parler de ton parcours de tes amis cambodgiens, du Père Ceyrac, des dessins, …
    Ils sont trentenaires, des milléniums, connaissent à Peine cette tranche de l’histoire de la guerre froide, me prennent pour un extraterrestre, un over fifty, mais Dieu que c’est bon d’avoir une partie de ces souvenirs en partage avec toi.
    Somewhere Somebody Care !!
    J’espère que tout va bien pour toi.
    Je t’embrasse
    Jean Leve

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  2. Merci Chère Veronique, c’est si bon de lire tes mots si justes au sujet du Pere Pierre lui aussi Phare dans notre vie.
    Un homme qui n’a jamais désespéré de personne…..
    Joie Lumière Amour

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  3. Quand j’ai vu ton visage un soir sur une terrasse d’amis communs de l’Estaque, j’ai ressenti un sentiment bizarre de profonde admiration alors que je ne te connaissais pas, ni connaissais ton parcours. Je comprends mieux maintenant pourquoi instinctivement tu m’as inspiré ce sentiment.
    merci pour ces beaux témoignages de vie.
    Agnes Mazzocco

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